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e dépasser les dernières maisons de la banlieue est du Caire, interminable taudis se prolongeant parmi des montagnes d’immondices. La route Le Caire-Suez s’étirait à perte de vue, traversant un paysage à la désolation quasi- lunaire.
Irbit allongea ses jambes sous l'armature en fer de la banquette, ce qu'elle regretta aussitôt, car les cahots successifs de la route malmenaient ses tibias contre la barre transversale du siège, dépourvue de protection.
Elles étaient arrivées à Tunis après une traversée en bateau depuis Marseille dans un état proche de la prostration. Les deux femmes se sentaient aux abois, traumatisées par la mort de Kemal. Irbit se souvenait avec une certaine nostalgie du confort douillet de leur cabine et du plaisir vivifiant d'une douche tiède sur sa peau savonneuse. Ce souvenir, à peine vieux de six jours, lui semblait se perdre dans la nuit des temps.
Ayant mis pied en terre africaine, elles avaient pris sans s'attarder le car de la ligne Tunis-Médénine, trajet suivi le lendemain d'un tronçon en taxi collectif jusqu’à la frontière libyenne. De là, un train poussif les avait conduites jusqu'à Benghazi en serpentant le long de le côte. Après plus de douze heures d’attente, un autre train leur permit de traverser la Libye d'ouest en est avant d’atteindre la frontière égyptienne au petit matin.
La voie ferrée As-Salum-Le Caire n’avait rien à envier en décrépitude à celles de leurs voisins libyens. Elle était tout aussi sale, et les horaires pareillement fantaisistes. En revanche, le nombre de passagers s’était décuplé. Le train s’arrêtait fréquemment dans les endroits les plus inattendus pour laisser traverser une caravane de chameaux ou pour réparer des heures durant quelque ennui mécanique.
Irbit avait troqué sa robe à fleurs européenne contre une large pièce en coton écru qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Cette tenue, plus en harmonie avec les moeurs locales, lui permettait de surcroît un certain anonymat, ou du moins l’espérait- elle. Elle avait couvert son visage du long voile traditionnel, et la blancheur du tissu accentuait le contraste avec sa peau dorée, éclairée par ses yeux en amande. La pudeur de cette tenue n’enlevait rien à son charme.
Cinq heures et demi après leur départ du Caire, l’autocar stoppa le long d'une station service près des faubourgs de la ville de Suez. Ils se trouvaient à deux pas du canal.
Comme la plupart des passagers avait emporté de quoi se nourrir, le terrain vague qui entourait la station se convertit rapidement en aire de pique-nique. Le maigre baluchon en toile d’Irbit ne contenait plus qu’une bouteille d’eau minérale presque vide et quelques pommes déjà trop mûres. Les deux femmes se dirigèrent donc vers la cantine de la station, qui servait aussi d’épicerie, de café maure et de magasin de pièces détachées.
La salle, assez sombre, était meublée d’une douzaine de tables occupées pour la plupart par des fellahs désoeuvrés. Quand Irbit franchit le seuil de la cantine, le soleil à contre-jour dessina le contour de ses jambes moulées par le tissu, la courbe à peine esquissée de ses hanches et la rondeur altière de ses seins. Son entrée fut accueillie par un silence lourd de sous-entendus, ponctué de regards lubriques et de commentaires salaces.
Irbit trouva sans difficulté une table libre près d’un amoncellement de bassines en plastique et d’ustensiles en laiton bon marché.
- Je meurs de faim, Yaya ! dit-elle à sa nurse, portant un regard envieux sur les assiettes de la table voisine, où six paysans engloutissaient un ragoût de mouton.
Un sourire fatigué se dessina sur la bouche ridée de la vieille nurse. Elle avait besoin de prendre un peu de nourriture, mais l’appétit l'avait quittée depuis longtemps. Pour retrouver un semblant d’énergie dans son corps épuisé elle devait faire appel à toute sa volonté. Ragaillardie par la pensée que dans deux jours ce voyage interminable toucherait à sa fin, Yaya trouva le courage de se lever. Elle repoussa à l'abri de son foulard sombre une mèche de
ses cheveux blancs.
- Commande un peu de ragoût, s’il te plaît, Irbit, et n’oublie pas d’acheter une miche de pain pour notre dîner ce soir. Je vais me rafraîchir un peu le visage et faire quelques pas dehors. Je ne sens plus mes jambes !
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L’homme en burnous avait garé sa voiture de location à l’ombre d'un entrepôt désaffecté pour échapper aux rayons d’un soleil impitoyable. Malgré les vitres baissées, la température était presque aussi étouffante dedans que dehors. Il sentait que la chaleur alourdissait ses réflexes. Parfois, lors d’un arrêt quelconque, il lui arrivait de s’assoupir sans raison.
George Linnemann, ou celui qui se faisait appeler ainsi, s’épongea le front avec un mouchoir chiffonné et allongea les jambes avec lassitude. Il suivait les deux femmes depuis leur départ de Paris, et l’itinéraire qu'elles avaient choisi le déroutait encore. Il n’arrivait à comprendre ni l'utilité de ce détour inexplicable, ni le choix de leurs moyens de locomotion.
Ses commanditaires avaient supposé, comme lui, que la voie aérienne serait celle qu’elles retiendraient pour se rendre à leur destination finale. Il avait prévu ses déplacements en fonction de cette hypothèse, et cette erreur de calcul avait failli lui coûter très cher. Quand les trois Arabes avaient mis à mort le garde du corps de l’Elue dans le train Paris-Nice, il avait été au bord de l’échec.
George Linnemann était considéré comme l’un des meilleurs dans sa spécialité. Malgré sa cinquantaine, il se trouvait en excellente condition physique. Il s’était néanmoins fait devancer par trois jeunes inexpérimentés. Pire encore : la jeune fille avait entrevu son visage au moment où il essayait de se débarrasser des corps. Depuis, il se maintenait à une distance raisonnable des deux femmes, exerçant une surveillance discrète mais constante.
Linnemann s’était habillé à l’égyptienne avec une tunique
crasseuse et un couvre-chef d’un blanc tout aussi douteux. Il tentait de masquer ses traits, résolument germaniques, du mieux qu’il le pouvait en laissant pousser sa barbe blonde qu’il avait teinte en brun, mais ses mains étaient beaucoup trop fines et soignées pour correspondre à celles d'un paysan ou d’un ouvrier.
Comme l'entrepôt à l’ombre duquel il avait trouvé refuge était perpendiculaire à la route Le Caire-Suez, il bénéficiait d’une vue assez dégagée sur l'entrée principale de la cantine, sur le mur ouest, ainsi que sur le vaste terrain plat aux allures de décharge où les passagers de l’autocar se dégourdissaient les jambes.
Une petite baraque en planches de récupération, située à une centaine de mètres à sa droite, servait de latrines pour les femmes. Il put le déduire aisément en raison de l’afflux de passagères qui s’y étaient précipitées quand l’autocar s’était garé sur l’esplanade. De grosses mouches verdâtres virevoltaient autour de ce garde-manger inépuisable. Les hommes, eux, s’étaient dispersés derrière les dunes ou à l’abri d’un tas d’ordures. La morale demeurait sauve.
La sueur qui coulait de son front, de ses tempes et de son cou s’ajoutait au malaise et à l’inconfort de sa position. Pour se tenir en éveil, il se forçait à analyser ces petits détails qui échappent d’ordinaire à l'oeil des observateurs non avertis.
Une douzaine de personnes, abruties de chaleur, sommeillaient à l’ombre de l’autocar. Sept ou huit autres faisaient quelques pas sur le terrain qui s’étendait devant la cantine.
Un peu plus loin sur la droite, deux hommes se tenaient immobiles à quelques pas de la baraque qui servait de latrines, indifférents aux rigueurs du soleil. Ce fut justement cette indifférence qui attira son attention
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